La démocratie haïtienne dans l’œil du sens commun : Un survol historique de la présidence de Jean Bertrand Aristide à celle de Jovenel Moïse

Qu’est-ce que le sens commun ? Telle serait la question à laquelle nombreux esprits aimeraient apporter une réponse dès le contact au titre de ce texte. Bien que les définitions proposées varient d’un auteur à l’autre (Taylor, 1947 ; Geertz, 1975 ; Rosenfeld, 2011), le sens commun est, dans son acceptation courante, l’expression qu’on utilise pour parler de la faculté humaine fondamentale qui permet de formuler des jugements élémentaires sur des questions quotidiennes, fondées sur l’expérience du monde réel [1]. Ces jugements relatifs à l’action humaine tiennent lieu le sens de l’unité, le sens de la cohérence [2], et ne sont possibles que grâce au pouvoir de juger (Kant, 1790). Et, « si le pouvoir de juger, est une faculté spécifiquement politique, c’est qu’il est la faculté de voir les choses non seulement d’un point de vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent présents » ajoute Hannah Arendt (1972, p. 282-283).

À cet égard, le sens commun charrie dans son sillage un mode de penser élargi [3], en tant qu’il permet de penser pour les autres, et le sens des limites (Anne Marie Rovielo, 1987). Ce sens des limites permet, tout au moins, d’avoir la mesure qui est une vertu politique par excellence et permet de saisir le danger que peut représenter pour le pouvoir de succomber à la tentation de l’hubris, de la démesure destructrice de toute altérité et de toute existence singulière. Autrement dit, le sens commun met en évidence les fulminations qu’encourt tout régime absolutiste. Par conséquent, le sens commun occupe une place centrale dans la vie politique moderne et, en particulier dans la démocratie.

Le sens commun au cœur de la démocratie

De manière littérale, la démocratie se voit comme le pouvoir du peuple en tant qu’elle vient des substantifs grecs : demos, qui signifie peuple et kratos, qui veut dire pouvoir. Par extension, elle est “le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple”, pour reprendre le président américain Abraham Lincoln. Visiblement, dans une démocratie, l’exercice du pouvoir doit être fait non selon la volonté de celui qui le détient mais en cohérence à la volonté du peuple. Cela suppose, à cet effet, la suprématie du collectif sur l’individualisme par le développement du sens commun, d’où l’idée du solide lien entre la démocratie et le sens commun. D’ailleurs, au XVIIIe siècle, Thomas Paine eut à déclarer que “le sens commun est résolument du côté des peuples et donc l’adversaire des rois”. Et, c’est peut-être pour cette raison que la supériorité du grand nombre sur le petit est devenue un principe élémentaire et incontestable dans la démocratie.

Ce principe, le philosophe politique John Rawls le qualifie de convictions de sens commun qui [4], plus tard, sera qualifié de sens commun démocratique par Nicholas Tampio (2007). Au nom de ce principe, dans les démocraties, le partage du discernement, de la connaissance et l’acceptation de tous constituent des principes fondamentaux et inviolables et, la politique se redéfinit et se martèle comme le domaine des allégations élémentaires, des probes doctrines rudimentaires et des convenances qui devraient être évidentes pour tous.

Certains philosophes politiques, parmi lesquels Hannah Arendt, vont plus loin en affirmant que le sens commun est la sève même de la démocratie. Cependant, constatant que l’idée du sens commun entraine parfois l’intervention des citoyens sans avoir aucune expertise dans l’élaboration de la pensée politique, Arendt (1981) réaffirme que “le sens commun produit par ces gens dans un débat et une discussion sans entrave devrait être considéré comme le terrain commun sur lequel il est possible de bâtir une vie politique riche et collective ou encore de la démocratie réelle”. Donc pour Arendt, le sens commun est à la fois le pilotis et le but de tout régime démocratique achevé.

Toutefois, malgré ce lien entre la démocratie et le sens commun, ce régime a été, dans l’histoire, considéré comme la meilleure quote-part de trouble, de la crise ou pire encore.

Le sens commun comme moteur des crises socio-politiques en Haïti

Qualifiés souvent de nationaux populaires (G. Germanihyg, 1965), en Haïti, nombreux sont les mouvements sociaux qui poussent presque irrésistiblement vers une recherche passionnée de l’égalité juridique, et vers la conquête collective de la citoyenneté véritable qui s’exprime par un besoin, tout au moins généralisé d’accéder à l’existence politique. C’est-à-dire, les individus tentent de se présenter sur l’espace social comme des ayants droits. Ce besoin se traduit dans un combat multiforme pour garantir le primat de la volonté populaire afin de mieux assurer la réhabilitation de larges secteurs marginalisés de la population, par des actions d’envergure de promotion sociale (Michel Hector, 2000). Autrement dit, ces mouvements sociaux s’arrangent autour de l’intégration sociale et la défense des intérêts populaires.

En fait, ces mouvements sont nombreux. Mais nous comptons particulièrement commencer par ceux datant de l’après 1986 tout en se pointillant sur ceux orchestrés sur les présidents élus. Car c’était le moment du plus large partage de sens dans toutes les couches sociales haïtiennes. C’était en fait, le moment déterminant dans la diffusion d’une réelle prise de conscience pour l’établissement d’une autre société (Michel Hector, ibid). Ce projet d’établissement d’une autre société a touché grandement le sens commun et a abouti à une unité politique pour l’élimination de l’oppression. Cette unité politique se traduit par la forte détermination du peuple d’instaurer un ordre démocratique dans le pays. Une volonté qui se matérialisait, après le départ des Duvalier, surtout avec le référendum du 29 mars 1987 adoptant la nouvelle constitution avec 99.81 % de “Oui”.

Après la prise de pouvoir de Jean Bertrand Aristide dans les joutes électorales du 16 décembre 1990, le pouvoir en place est vite jeté dans la fosse aux lions. Cela est dû, selon Etzer Charles (1994), à la volonté du nouveau pouvoir d’instaurer la démocratie, à combattre la corruption et à permettre à la majorité des Haïtiens de sortir de la misère pour accéder à une pauvreté digne, chose respectant la volonté populaire mais contraire à la volonté d’un petit groupe. Durant son deuxième mandat, le président Aristide instaure un climat de peur presque sur toute l’étendue du territoire en faisant la chasse aux sorciers de tous ceux et toutes celles qui s’opposent à ses actes politiques, au lieu de transcender ses velléités individuelles pour permettre la mise en œuvre réelle du politique. Ce qui rend effectif le coup d’État de 2004.

Le premier mandat de René Préval n’a pas eu tellement de controverses. On ne peut se permettre pourtant de dire que tout allait merveilleusement bien. Le projet de réforme agraire prôné n’arrivait pas à terme sous le poids de l’économie libérale profitable à des lilliputiens économiques et politiques nationaux et internationaux. Son dernier mandat est marqué surtout par de luttes pour la survie de la grande masse qui ne se voit pas prendre en compte au sein des politiques publiques de l’État. Autrement dit, ces pauvres gens constituent le grand visible invisible aux yeux de l’État haïtien. Plus tard, frappé par le séisme du 12 janvier 2010, l’État haïtien se trouvait alors dans la difficulté de mettre en place un projet commun faisant du sens aux yeux de toutes les forces vives de la nation pour la reconstruction du pays.

Élections faites, Martelly est élu président d’Haïti. Ce dernier conduit le pays dans un marasme économique et social sans précédent avec l’implémentation des projets non viables aux yeux de plus d’un. Par exemple, la prolifération des lampadaires dans tous les recoins du pays au détriment de la conception d’un vrai projet d’électricité, la construction de mini-stades au préjudice d’un stade répondant au standard international, etc.

Hissé à la magistrature suprême de l’État au premier tour des élections, J. Jovenel Moïse n’arrive pas à se marier réellement aux différentes promesses, porteuses apparemment de sens commun, faites au cours des campagnes électorales. En guise de réponse, le pays est vite hanté de mobilisations exprimant le refus de l’agir du pouvoir en place dans le sens du commun. Comme acte justifiant cette position, on peut retenir : la montée du prix de pétrole étant un produit transversal diminuant du coup le pouvoir d’achat de tous ; la dépréciation accélérée de la gourde, le refus du président de la République de se mettre à la disposition de la justice et de lancer le procès Petrocaribe exigé par la population qui, est portée par le désir effréné de voir accroupir derrière les barreaux tous les gens ayant dilapidé ces fonds.

Plus de 20 ans de gouvernance écoulée rien n’est fait, réalisé ou concrétisé. En conséquence, le pays végète dans le bourbier infect et putride de non-sens (anyen pa vle anyen pou yo : enflasyon, mizè, pa gen sante elatriye) sans pourtant espérer le secours du sens donnant lieu à la matérialisation de ce que Michel Foucault (2004) appelle l’Art de gouverner. Au lieu de s’insérer dans une dynamique de gouvernementalité au sens Foucaldien du terme, l’État tire plutôt sa vengeance sur ses propres sujets. À chaque prise de pouvoir, les élus ne font que passer leurs frustrations d’antan sur le misérable peuple haïtien (lè mwen te piti, mwen te pase plis ke sa. Se yon wout tout moun dwe pase ladan). Si quelqu’un vient leur rappeler leur devoir envers la nation, et par extension si une majorité de la population vient leur rappeler cela, leur pouvoir se transforme subrepticement en une machine de répression.

En somme, d’après le récit classique libéral, le sens commun constitue un élément crucial dans l’invention de l’individu porteur de droits modernes sur lequel la démocratie politique doit être bâtie finalement en tant qu’il tient lieu la concertation, l’inclusion, etc. Cependant, la démocratie haïtienne est implémentée et surtout hantée, dès sa toute première phase, de dénégation et d’abnégation du sens commun instaurant dans la société haïtienne une sorte d’altérité mauvaise. On ne pense que pour soi. Ce faisant, la perte du sens commun devient la culture du politique en Haïti. Le président René Préval ne s’y trompe pas d’ailleurs en disant : « naje pou soti ». Par ailleurs, dans de nombreux cas, l’appel au sens commun démocratique dans la vie publique, est presque toujours controversé en ce qu’il s’insinue comme lumière sur le consentement et sur la justesse utilisées à des fins particulières, partisanes et déstabilisatrices. À cet effet, dans la pratique démocratique haïtienne, loin de mettre fin aux rivalités et aux combats, le rappel au sens commun ne fait qu’en susciter de nouveaux, devenant le tourillon autour duquel, malgré les cris enflammés à la sobriété et à la généralité, peuvent s’éclater des émeutes.

Rodney PIERRE

Notes
1- En ce qui concerne cette définition, voir Karl R. Popper, « two faces of common sense », objective knowledge : An evolutionary approach (Oxford, 1973), p.32; Jhon Kekes, “ A new defense of Common sense”, American philosophical quarterly, 16, no 2 (Avril 1979), p.115.
2- Comenius, La pampedie, VII, 16.
3- Voir sur cette affirmation Correspondance : 1926-1969. Hannah Arendt et Karl Jaspers, E. Kaufholz-Messmer trad., Paris, Payot (bibliothèque philosophique), 1996, p.439.
4- Dans A theory of justice (Cambridge, MA, 19771), p.25-28, et Political Liberalism (New York, 1996), Rawls souligne qu’une conception stable de la justice doit commencer par la connaissance de certains présupposées ou de « convictions de sens commun ».

Bibliographie
Anne Marie Rovielo, Sens commun et modernité chez Hannah Arendt. Bruxelles, Ousia, 1987.
Etzer CHARLES, Le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours, KARTHALA, Paris, 1994
E. Kant, Critique de la faculté de juger, PUF, 1790
Germanihyg, G., Politica y sociedad en una epoca de transición, Buenos Aires, Paidos, 1965.
Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. Sous la direction de Patrick Levy, Paris, Gallimard, 1972.
Hannah Arendt, La vie de l’esprit, I, La pensée, trad. Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 1981.
Hannah Arendt et Karl Jaspers, Correspondance : 1926-1969., E. Kaufholz-Messmer trad., Paris, Payot bibliothèque philosophique), 1996.
Jhon Kekes, “ A new defense of Common sense”, American philosophical quarterly, 16, no 2 (Avril 1979)
Karl R. Popper, « Two faces of common sense », objective knowledge : An evolutionary approach, Oxford, 1973.
Mathieu, S., The transformation of catholic church in Haiti, Indiana university, 1991.
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979, Seuil, 2004.
Michel Hector, Crises et mouvements populaires en Haïti, Montréal, éditions CIDIHCA, 2000.
Nerestant, M.M. Religions et politique en Haïti, 1804-1990, Paris, Editions KARTHALA, 1994
Nicholas Tampio, Rawls and the Kantian Ethos, Polity, 39, no, 1, janvier 2007.

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