Dans le cadre de la commémoration de la mort d’Antenor Firmin, le journal Le Firmin a proposé au public une semaine de réflexion sur la pensée du personnage, dans l’objectif de faciliter une plus large compréhension des idées qu’il a défendues. Pour clôturer cette semaine, une conférence-débat a eu lieu à Lakou breda autour du thème : Pourquoi et comment s’inspirer de la pensée d’Antenor Firmin aujourd’hui ? Il y avait comme panelistes le recteur de l’université Antenor Firmin, M. Gédéon EUGÈNE et le professeur en sociologie Carlyle ADRIEN. Nous vous proposons dans cet article, un extrait de l’intervention du sociologue Carlyle ADRIEN.
C’est dans un contexte sociopolitique tendu où notre mère patrie se trouve à la croisée des chemins de l’incertitude et du découragement que nous tenons à parler de Anténor Firmin. On ne saurait mieux choisir tant les coïncidences sont nombreuses entre ce que nous vivons aujourd’hui et ce que Firmin vivait pendant sa vie active d’homme d’action et d’intellectuel. Car, il n’est pas superflu de le rappeler, le pays va mal comme à l’époque de Firmin. Notre souveraineté est réduite à une simple expression sans consistance, sans contenu. Comme Firmin, nous assistons au spectacle désolant de l’érection de l’incompétence qui est hissée au rang de valeur, au sommet de la direction du pays. Notre pays risque de disparaitre et est sous la menace constante d’un soulèvement populaire.
L’intitulé, une double interrogation autour du pourquoi et du comment, nous impose à réfléchir à partir de deux prismes : le prisme de la pensée et celui de l’action. Le pourquoi en effet pose la question de la nécessité des pensées de Firmin aujourd’hui. Or, on le sait, d’un point de vue philosophique, la nécessité est une catégorie modale qui s’oppose à la contingence en ce sens que ce qui est nécessaire est ce qui ne peut ne pas être sans toutefois confondre nécessité et possibilité. Autrement dit, philosophiquement, une chose peut bien être possible sans être nécessaire[1]. C’est donc une invitation à prendre la pensée de Firmin comme une catégorie de la pensée politique nationale. Le comment pour sa part concerne l’action c’est-à-dire la manière par laquelle nous devons nous y prendre pour arriver au but fixé qui est de s’inspirer de la pensée de Firmin. C’est, pour le dire autrement, une invitation à insérer la pensée rationnelle au cœur de l’action politique.
Une paire de béquilles donc pour à la fois penser l’agir politique et emmener la pensée à l’action politique. Aujourd’hui où le vide de la pensée semble s’installer confortablement etdurablement dans l’agissement politique. Je parle d’agissement car le réel politique haïtien s’apparente désormais à une jungle où prédomine l’instinct prédateur de la loi du plus fort. Le grotesque se dispute, le ridicule dans un ballet incessant fait de barricades, de pays lock, d’assassinats et de persécutions, de corruption, de vices et j’en passe…
La pensée politique de Firmin donc, puisqu’il faut en parler, est celle d’une profondeur et d’une puissance intellectuelle indiscutable dont l’objectif, il faut le rappeler, était la défense de la race noire et de la première république noire sur le plan externe et la modernité politique sur le plan interne. Firmin s’était fixé l’objectif de démolir la thèse raciste de l’infériorité du noir en faisant une remise en question de l’épistémologie occidentale. Un précurseur s’il en est de la pensée décoloniale ! De même, sur le plan interne, Firmin a voulu apporter un souffle nouveau à la politique en apportant une dose de modernité où un pouvoir civil, dirigé par des hommes éclairés, conduit les destinés de la nation.
Aujourd’hui, en plein milieu du combat des noirs pour le respect de leurs vies dans le monde entier avec le mouvement Black Live Matters, la pensée de Firmin fait toujours sa course. Il ne suffit pas seulement de dire que nos vies comptent, il faut aussi en faire la démonstration comme Firmin. Lire, relire Firmin s’impose donc pour les jeunes générations. Le traduire aussi pour divulguer sa pensée à travers le monde. Car Firmin est à la fois la démonstration de notre valeur et une source d’inspiration, un repère, une bougie au milieu des ténèbres…
Revenir à la pensée de Firmin est également un parti pris pour la modernité. Il est plus que nécessaire aujourd’hui de faire une rupture politique. On ne peut continuer à faire de la politique sans contenu programmatique, sans idéologie, sans objectif. Le pouvoir ne peut être une fin en soi ! Faire de la politique équivaut à creuser des sentiers de l’avenir, à caresser des utopies, à rendre possible l’impossible.
Le chômage de masse, la pauvreté persistante, la précarité rampante, le dépérissement des services publics rongent l’espoir du lendemain meilleur, et génèrent de la colère. Les humiliations persistantes chez nos voisins dominicains, les ingérences des ambassades étrangères ont répandu un sentiment de honte collective et de perte de notre fierté de peuple.
Revenir à Firmin aura la vertu de restituer notre dignité de peuple fier et digne de notre passé valeureux et remettre en marche les fibres du patriotisme de même que le culte de la compétence ! Anténor Firmin doit demeurer vivant dans notre pensée et dans nos actions politiques !
Haïti vivra !
Note
[1] Deux ordres différents : le réel et la pensée. Dans le réel, la nécessite découle d’un point de vue métaphysique de l’essence des choses et d’un point de vue physique des lois qui gouvernent la nature. Dans la pensée, la nécessité découle de la rationalité du discours.