Goût du risque et accidents de la route chez les jeunes motards haïtiens

Réflexions provisoires et introductives sur le lien entre le goût du risque et les accidents de la route, un phénomène, a priori, qui augmente considérablement avec l’introduction et la diffusion massive de la moto sur le marché haïtien.

En 1986, le monde a connu l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire, l’explosion de Tchernobyl. Cet événement a soulevé de maintes interrogations sur la modernité, particulièrement sur les risques qu’elle charrie, ou encore sur l’apparition sous de nouvelles formes que l’on classifie au rang de « risque moderne » (en opposition aux risques classiques). La société moderne est enfin devenue une société du risque (Beck, 2001). À travers son livre La société du risque, Ulrich Beck lance de nouveaux débats, en proposant un retour réflexif sur la modernité. Il souligne que la société moderne est passée par des risques personnels à des situations de menaces collectives. Toutefois, il montre qu’ils sont désormais liés à notre civilisation. Pour s’en sortir, il propose la « subpolitique », ce lieu de réflexivité, où la société s’interroge sur son comportement et où les excès de puissance de la technique sont remis en cause (Pons, 2015, Le risque et la prévention).

En fait, la présence du risque n’est pas évidente. Peretti-Watel (2000) présente, dans Sociologie du risque, le risque comme une construction sociale. Il s’appuie en premier lieu sur le mode de gestion du risque en fonction de la position sociale de l’acteur. Pour un simple individu, c’est peut-être un châtiment, tandis que, l’entrepreneur peut en trouver une source d’enrichissement. En second lieu, il souligne l’évolution historique du concept, en se basant sur la réaction des individus face aux risques classiques et aux risques modernes. Pour sa part, Le Breton (2012, Sociologie du risque) se contente de faire un regard historique sur le champ d’études en effectuant un panorama des travaux sociologiques, des différentes approches, enjeux et débats, avec des exemples concrets. En fait, le risque devient un objet d’étude de la sociologie ; ou du moins, pas le risque en tant que tel, mais plutôt son « identification, la connaissance, la mesure des risques, encore plus que les calculs qu’ils entraînent » (Bourdin, 2003, La modernité du risque, p. 6).

Tchernobyl et nombreuses autres catastrophes (Three Miles Island, Seveso, Bophal) entrainent une prise de conscience collective, et font du risque « moderne » une véritable question sociale. Ces risques (technologiques, environnementaux, nucléaires) sont dits « modernes » non pas essentiellement du fait qu’ils apparaissent en pleine crise de la modernité. D’ailleurs, l’avènement des temps modernes, et même avant, a été toujours marqué par des risques, magistralement gérés par les systèmes assurantiels, et encore mieux, par l’État-providence (Bourdin, 2003). Par exemple, l’accident du travail conduit à négocier l’employeur et l’employé. Les risques que charrient les sociétés industrielles sortent de « l’assurable […] et les populations concernées par ces risques ne sont pas ou plus identifiables et représentables dans le système assurantiel (générations futures, populations du Tiers-Monde, etc.) et ne peuvent donc ni agir ni être compensées » (Mormont, 2004-2010, Le sociologue dans l’action collective face au risque, p. 2). En ce sens, le risque moderne est défini par une étendue beaucoup plus large et par l’incapacité d’agir des victimes immédiates. Étant une incertitude quantifiée, le risque est soumis à des représentations sociales ; des perceptions construites et socialement partagées. Ces représentations entrainent le développement des rapports au risque, et certains même y plongent à corps perdu : ils trouvent le goût du risque, pour reprendre l’expression de Le Breton (2010).

Le goût du risque : approche de David Le Breton

Si le risque apporte peur et angoisse chez les uns, il mérite bien d’être affronté ou même défié chez d’autres. Dans son article « Évaluation des dangers et goût du risque », David Le Breton (2010) présente cette manie de l’homme, des jeunes en particulier, à prendre des risques par son engagement dans un ensemble d’activités, comme les épreuves sportives et physiques. En se livrant ainsi, « le risque n’est plus source de peur, d’angoisse, mais [un] ingrédient pour l’épanouissement de soi, espace de souveraineté et de jeu » (Le Breton, p. 271). Quoi qu’il soit conscient du risque qui y penche, l’individu affronte souvent ces pratiques interdites, du moins, ces activités qui ont de grand prix à payer. Et encore, parfois, les individus ont tendance à sortir de leur confort ; à entreprendre des pratiques individuelles mortelles. Ce type de risques est bien différent du « risque subi » qui apportent du stress ou de la peur ; « le risque choisi est un chemin de traverse pour reprendre en main une existence livrée au doute, au chaos ou à la monotonie » (Le Breton, p. 272).

Le Breton montre que la lancée vers le risque est l’un des éléments caractéristiques des jeunes de la société moderne. Il décrit l’attitude des jeunes à affronter des situations et/ou des affects qui restreignent leur marge de manœuvre sur le monde, et altèrent en profondeur leur goût de vivre (Le Breton, 2002). Pour se faire, ils pratiquent non seulement des activités sportives et physiques à risque, mais aussi des jeux de mort qui mettent leur santé, voire leur vie, en péril. L’auteur retient que les filles et garçons ne se livrent pas aux mêmes pratiques « risquées ». Les filles se vouent à des pratiques culturelles, comme la boulimie, l’anorexie. Pour leur part, les garçons se livrent à des pratiques beaucoup plus expressives, telles : l’alcool, le drogue ou encore l’excès de vitesse, qui entraînent des accidents de la route.

Jeunes et risques d’accidents de la route

En Haïti, la grande diffusion des motocyclettes met une grande partie de la jeunesse au risque des accidents de la route, à travers la pratique d’excès de vitesse. En fait, le pays connait au cours des années 2010 une large importation des motocyclettes. Dans son article « Moto, un fléau utile » paru dans les colonnes du quotidien Le Nouvelliste, Valéry Daudier (2015) présente des données sur l’importation des motocyclettes sur le marché haïtien. En 2012, une entreprise a importé près de 30 000 motos, ce qui varie jusqu’à 34 000 l’année suivante. Et, cette entreprise est loin d’être la première importatrice de motocyclettes du pays. En effet, le flux des accidents de la route ne cesse d’augmenter. De 2010 à 2012, suivant des chiffres fournis par la Police Nationale d’Haïti, le nombre d’accidents de la route était environ 12 205 cas. Quelques années plus tard, soit en 2014, sur un total de 290 136 cas d’urgence enregistré par les établissements sanitaires du pays, près de 40 619 relèvent des accidents de la route.

En fait, il existe un lien entre les victimes des accidents de la route et le milieu social. Dans son livre Accidents de la route et inégalités sociales, Matthieu Grossetête (2012) montre que les groupes sociaux sont inégaux face aux accidents de la route. Mortalité routière que l’on interprète comme phénomène individuel, ne l’est pas pour autant. Plutôt, elle découle de déterminations collectives. D’un ensemble de statistiques inexploitées, il montre que les classes populaires sont plus touchées par ce phénomène. Et, dans un article paru dans Monde Diplomatique, Grossetête révèle que les jeunes sont des grandes victimes de la surmortalité routière, et la cause est attribuée au goût du risque de cette catégorie.

Dans Conduites à risque chez les jeunes, Le Breton (2002) présente un ensemble de pratiques où les jeunes mettent volontairement leur vie en danger. Ils présentent de multiples raisons, parmi eux, l’abandon, l’indifférence familiale, mais surtout, la volonté obsessionnelle d’être identifié comme existant. Sont désignées comme conduites à risque, une série de conduites disparates où le jeune s’expose à une probabilité non négligeable de se blesser ou perdre sa vie, de léser son avenir personnel, ou de mettre sa santé en péril. Le mode d’utilisation des motocyclettes fait par la jeunesse haïtienne peut s’inscrire dans le cadre d’une conduite à risque.

Si pour certains la motocyclette constitue une ressource économique, pour d’autres, particulièrement les jeunes, outre le volet économique, elle est un moyen « d’affrontement délibéré à soi-même ». Comme les pratiquants des sports à haut risque, les jeunes motards sont exposés en permanence une série dangers – éclatement de pneus, épuisement physique, manque de lucidité, peur, distraction – qui peuvent entrainer des accidents de la route. Que peut-on faire pour diminuer ce risque qui plane sur la jeunesse ?

Micky-Love Myrtho Mocombe

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