
Face à la crise de change que connaît actuellement le pays, le pouvoir exécutif a voulu prendre les taureaux par les cornes en adoptant le 16 juin dernier, un décret présidentiel modifiant celui du 6 juillet 1989 règlementant les transactions des maisons de transferts. Suite à ce décret, la Banque de la République d’Haïti (BRH) a indubitablement fait apparaître une circulaire 114-1, dans laquelle est stipulée qu’à moins de procéder par transaction bancaire, les transferts de fonds internationaux doivent être payés en gourdes. Et pour répéter le Premier ministre Joseph Jouthe, l’État, dans sa fonction régalienne, doit intervenir pour freiner les distorsions sur le marché des changes. L’application de la circulaire 114-1 de la BRH va empêcher que les intérêts des clients soient lésés.
Il est inéluctable de réglementer le marché des changes ainsi que les maisons de transferts, mais est-ce que les mesures prises par les autorités étatiques sont en adéquation avec la situation actuelle du pays, connaissant en tout état de cause qu’on est dans une économie où des transactions incalculables ne sont effectuées qu’en dollars ? La BRH, ne fait-elle pas fausse route en voulant indiquer que les transferts d’argent doivent être effectués en gourdes sans au, préalable, procéder à la dédollarisation de l’économie ? À qui profite ces décisions, les banques commerciales ou la population ? Tout un tri de questions que même le commun des mortels connaît déjà les réponses.
Sans vouloir entrer dans une démarche manichéenne autour de cette fameuse circulaire, mais demander aux banques de payer les transferts internationaux en monnaie étrangère si le bénéficiaire reçoit les fonds sur son compte bancaire (en dollar américain), connaissant que cette mesure ne peut qu’enrichir les banques et prétendre agir dans l’intérêt de la population, c’est faire fausse route puisque ces transactions nécessitent des frais bancaires qui varient selon l’institution, et qui sont beaucoup plus élevés que ceux effectués dans les maisons de transfert. Les tarifs pratiqués par les banques à juste titre comme frais sur les transferts reçus (en dollars) : BNC (15 à 50), BPH (33 à 110), Capital Bank (25 à 100), CITIBANK (35), SOGEBANK (0,5 %+frais 1,5), SOGEBEL (18 à 56,5), UNIBANK (32). Sans compter un taux d’inflation à plus de 20 % en dépit des mesures prises par le gouvernement en place ; la montée du taux d’inflation continue de faire son petit bonhomme de chemin. Ce qui justifie que le pouvoir d’achat de la population, pour le moins la classe défavorisée, se détériore jour après jour. Parallèlement à cela, demander aux maisons de transfert de payer les transferts en gourdes si le bénéficiaire requiert le paiement à n’importe quel point de service (succursale, agence, bureau, kiosque) sur le territoire national ne peut qu’appauvrir la population et enrichir d’avantage les banques commerciales, qui font de l’achat et vente des devises leur principal fonds de commerce dans une économie où beaucoup de transactions s’effectuent en dollars et que nous sommes dans un marché de change flottant ou flexible ; ce qui veut dire que les taux pratiqués peuvent fluctuer quotidiennement sur ce marché qui échappe totalement au contrôle de la BRH et qui est au bon vouloir des banques commerciales. D’autre en plus qu’il est à rappeler qu’avant même l’application de ces mesures, les banques faisaient un profit de gains de change estimé à plus de 80 à 90 millions de gourdes par semaine. Entre-temps, il est clair que ces mesures telles qu’elles soient, prises par la banque centrale (BRH), n’apporteront pas les résultats escomptés si elles ne sont pas accompagnées par une politique de dédollarisation de l’économie haïtienne ou d’une politique de production destinée à l’exportation vers l’étranger, afin d’attirer plus de dollars dans l’économie et sans oublier d’assurer un climat de stabilité en vue d’encourager le tourisme, et de faire en sorte de recevoir plus de transferts venant de la diaspora.
Quoi qu’il en soit, il est évident d’affirmer que pour un pays comme Haïti avec une petite économie insulaire caractérisée par un dépouillement extrême, des infrastructures défaillantes, des économies vulnérables et manquantes cruellement d’investissement, les transferts de fonds des migrants constituent entre autres l’une des sources de flux de financement. Entre 2010 et 2019, Haïti a reçu d’envois de transferts de la diaspora environ 20 milliards de dollars selon les calculs de la banque mondiale, soit environ 2 milliards par an ce qui représente 15 à 21 % du PIB chaque année. Ainsi, l’envoi ou les transferts de fonds des migrants jouent un rôle important dans la survie du pays, l’État devrait faciliter les courants d’envois de fonds de la diaspora plutôt que de les en décourager.
Le rôle de la BRH étant de défendre la valeur de la gourde tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Aujourd’hui, l’inflation est plus de 22.5 %. Le pouvoir d’achat des agents économiques tant à diminuer. Quant au taux de change, celui-ci avoisine les 120 G pour 1$. Bon nombre de transactions s’effectuent en dollar.
L’entrée de devises, particulièrement le dollar, constitue une bouffée d’oxygène pour l’économie haïtienne. Et la majorité de ces montants de devises finance le paiement d’un ensemble d’activités et de transactions qui se font en dollar en Haïti. Par exemple la location d’un appartement, l’achat d’un terrain ou d’un véhicule entre autres. Il n’est donc pas raisonnable de prendre une décision de faire payer en monnaie locale, sauf par transactions bancaires, un transfert effectué en dollar sans auparavant procéder à la dédollarisation de l’économie. Pour une petite illustration, considérons le cas de Ti Jean qui doit recevoir 2000 dollar de son père résidant aux USA pour payer l’engagement de son appartement le transfert se fait normalement mais arrivé à la maison transfert, on dit à Ti Jean selon la circulaire on doit vous payer en gourde. Supposons que le taux à l’achat est de 110 gourdes, Ti Jean reçoit 220,000.00 gourdes. Maintenant Ti Jean doit remuer ciel et terre pour acheter des dollars. Supposons que le taux à l achat est de 116 gourdes. Ti Jean aura 1,896. 55 dollars, il lui manquera alors 103. 45 dollars. Or le père de Ti Jean lui a envoyé un transfert de 2,000.00 dollars et a dûment payé les frais du transfert. On pourrait multiplier les exemples car ils sont nombreux. Là nous constatons clairement que la décision de la BRH n’est pas en faveur des agents économiques même si la décision d’appliquer la circulaire est reportée entre temps la BRH doit considérer la possibilité de retourner sur sa décision.
Face aux problèmes de l’inflation et du taux de change la BRH doit prendre des mesures adéquates. Officiellement la BRH est indépendante du gouvernement, cependant elle finance un déficit budgétaire colossal pour le gouvernement. L’effet de ce financement monétaire n’est autre qu’une augmentation de l’offre de monnaie et comme résultat la gourde se déprécie par rapport au dollar puisqu’ il n’y a pas de contrepartie au niveau de la production.
Au lieu de prendre des décisions hâtives désordonnées et sans conviction, la BRH devrait minimiser le financement des déficits du gouvernement. Le gouvernement de son côté doit rationaliser ses dépenses pour une meilleure allocation des ressources.
Dans cette dynamique de fixation du taux de change, de la règlementation du marché des changes et des maisons de transfert ce qui devrait être les principales préoccupations de la BRH et le chef du gouvernement ce seraient les retombées négatives que pourrait avoir l’application de la circulaire 114-1 sur le pouvoir d’achat de la population, de plus en plus réduit à une vraie peau de chagrin. On aura bien cherché ce qui arrive inévitablement. Mais d’ici là, l’application de ladite circulaire règlementant les opérations de transfert sans contrepartie entrera en vigueur le 03 août 2020.
Par
Lovenski Elie CLERVIL, Économiste, Entrepreneur.
clervilelielovenski@gmail.com
Et
Jean Beckner AURILUS
Comptable, Economiste
Citoyen engagé
jeanbeckaurilus@yahoo.fr
En guise de référence :
- http://www.brh.ht: grille des tarifs pratiqués (taux d’intérêt, frais, commissions et agios, etc.) par les banques pour les différents produits et services financiers offert à la clientèle.
- http://www.journalis.openedition.org/etudescarabeennes/11907 Louis Dupont, « les modes de financement du développement durable et leur impact sur la croissance et le bien-être social dans les PIED. Le cas d’Haïti.
- http://www.banquemondiale.org Rapport de la Banque mondiale ; Haïti a reçu environ 20 milliards de dollars de transfert de la diaspora entre 2010 à 2019.