L’influence des politiques sur le phénomène de l’insécurité en Haïti: le professeur/sociologue Géraldo Saint-Armand répond aux questions de Gregory-Songer Clerveaux

Depuis quelque temps, nous côtoyons, à longueur de journée comme au milieu des nuits, une insécurité qui est d’une gravité sans précédente dans les rues de la capitale et des villes de province du pays. Le kidnapping fait objet de débats publics et devient au jour le jour un sujet amusant, à force de franchir des limites inimaginables. La gangstérisation des quartiers (populaires) devient comme la mode d’organisation sociale la plus en vogue. La population, quant à elle, vit dans une peur et une inquiétude généralisées. Lesquelles peur et inquiétude découlées de l’incapacité et/ou la non-volonté de L’État d’assurer sa sécurité. Les incertitudes créées par cette situation donnent lieu à divers points de vue. Le journal Le Firmin, en vue de faire lumière sur la situation, tout en restant fidèle à sa mission d’informer pour transformer, a interviewé le professeur Géraldo Saint-Armand.      

Faites-nous une brève autobiographie?

J’ai fait des études de premier cycle en sociologie et gestion, respectivement à l’Université d’État d’Haïti et à l’Institut des hautes études commerciales et économiques. Je suis détenteur d’un master en Droit-économie-gestion, option économie sociale et solidaire, de l’université Lumière Lyon 2. Je suis en train également de terminer un autre master en Anthropologie et écologie, offert par l’Université Catholique de Madagascar en partenariat avec l’Université Catholique de Lyon. J’enseigne, depuis plusieurs années, l’Histoire économique et sociale d’Haïti au Campus Henry Christophe de Limonade. J’ai déjà publié, en 2015, chez les Éditions universitaires européennes, La société des notables. L’institution d’un ordre social en Haïti. En 2017, aux Éditions Ruptures, La tyrannie de l’insouciance. Essai sur l’expérience de l’histoire du temps en Haïti. Je vais publier, chez les Éditions Étoile Polaire, dans les jours à venir un nouvel essai, ayant pour titre : Politiques de l’insécurité. Une anthropologie narrative du régime d’existence institué en Haïti. Mes recherches actuelles portent sur l’expérience anthropologique du développement rural à l’ère de la mondialisation socioéconomique dans les pays du Sud.

Que pensez-vous de l’insécurité grandissante qui bat son plein en Haïti aujourd’hui ?

L’insécurité ambiante qui caractérise la vie aujourd’hui au sein de la société haïtienne est l’expression du type de rapport social que les gouvernants haïtiens ont choisi d’instaurer dès la fondation de la société. Pour comprendre un tel fait, il faut prendre en compte la notion de base formant la racine du concept de sécurité et d’insécurité : il est, en fait, composé de la notion basique de cura qui signifie soin, care dans la langue anglaise. Le sociologue français, Robert Castel, a raison d’affirmer l’idée selon laquelle la « sécurité et l’insécurité sont les rapports aux types de protections qu’une société assure ou n’assure pas d’une manière adéquate. » Ce qu’on appelle soin, Castel l’appelle protection. Le concept de soin au cœur de la notion de sécurité ou d’insécurité a rapport au fondement du politique, dans le sens du rapport que les gouvernants entretiennent avec leurs gouvernés. C’est au cœur de ce rapport que s’institue la politique.

Le philosophe italien, Giorgio Agamben a vu juste en définissant la politique comme une opération sur la vie. C’est à partir de cette vision que l’anthropologue français, Didier Fassin définit la politique comme l’intervention de la société sur les vies humaines. Cette intervention est incarnée par les groupes dominants de la société. En effet, à chaque fois qu’il faut définir la politique au sein d’une société il faut analyser la nature de ces types d’intervention ou de la nature du groupe dominant ayant cette qualité de donner le ton sur la manière dont la société sépare la vie entre celle qui compte au regard de la cité et celle qui ne compte pas vraiment. Parmi les historiens ayant travaillé sur la fondation de la société haïtienne, Vertus Saint-Louis fait partie de ceux qui montrent que cette séparation de la vie a été basée sur l’exclusion de la majorité importante de la population, saisie comme des objets à assujettir, étant appelés à travailler qu’au profit du bien-être d’une minorité de privilégiés. Pour garantir un tel projet, la voie de la violence s’impose comme stratégie incontournable entretenue vis-à-vis du reste du corps social. Historiquement, en Haïti, comme le montrent des penseurs comme Mats Lundhal ou Michel Rolph-Trouillot, les gouvernants, pour assurer leur domination et leur bien-être de clan, recourent à une politique de prédation qui prend la forme d’une insécurité éclatée exercée, à son tour, à travers plusieurs formes de violence : symbolique, psychologique, sociale, politique, économique ; notamment physique, l’inquiétante gangstérisation à l’œuvre, ce dernier temps, presque partout sur le territoire national en est une de ses expressions.

Quelle serait, selon vous, l’influence des politiques sur le phénomène de la gangstérisation à la mode aujourd’hui ?

La violence physique aujourd’hui, au cœur des quartiers pauvres, qui semble atteindre son degré paroxystique a été à l’œuvre depuis toujours au cœur des relations que les gouvernants ont choisies de mener vis-à-vis du reste du corps social considéré comme des sans parts, des incomptés aux dépens desquels l’on peut tout se permettre, même la violence la plus débridée : il suffit d’énumérer uniquement le nombre de massacres ou de lynchages commis, çà et là, dans le camp des plus pauvres pour comprendre l’importance criminelle de ce rapport des dominants avec le reste du corps social. Cette violence, comme le montre Leslie Manigat à travers ses œuvres, s’exerçait durant le 19e siècle par la police rurale qui héritait les exactions tortionnaires et les pratiques de la Maréchaussée coloniale. Cette violence a été rendue possible par les différents codes ruraux mis en œuvre par nos gouvernants pour pouvoir approprier le reste du corps social comme extériorité aux dépens de laquelle tout peut être permis, même l’exaction la plus inhumaine, la plus abjecte. Cette violence est exercée par des milices, souvent par des tortionnaires des brigades-vigilance dans certains quartiers pauvres de l’espace rural. Durant le 20e siècle, elle a était l’apanage des membres des Tonton macoute des Duvalier, des Brassard-rouges d’Henri Namphy, des membres de FRAHP,  chimè-rat-pa kaka Lavalas. Aujourd’hui, les gangs armés, proches du pouvoir de PHTK et de certains membres influents de la classe des affaires, assurent le relai en étant de connivence avec des acteurs important de l’Élite économico-politique : les rapports des organisations de droits humains comme le RNDDH (Réseau national de défense des droits humains) ou la Fondasyon Je Klere sont sans appels sur les rapports de nos gouvernants avec les mercenaires meurtriers semant la terreur dans le camp des membres du reste de la société. Pendant ce temps, nos gouvernants continuent de mener tranquillement leur vie dans leurs palaces perchés dans les recoins les plus huppés de la société, tout en semant le chaos dans les quartiers pauvres, pris en otage par des meurtriers travaillant sous la coupe réglée des plus puissants de la société. Aujourd’hui, il n’y a, en fait, plus de doute que l’insécurité physique qui décapitalise les éléments de la classe moyenne, qui tue, kidnappe, est inscrite dans le projet politique des gouvernants haïtiens. Les indices observés là où le climat de l’insécurité est plus prégnant donnent clairement l’idée d’où provient l’origine de l’insécurité. Le seul souci des gouvernants haïtiens aujourd’hui semble avoir une seule préoccupation, celle d’instaurer la peur comme stratégie leur permettant de pérenniser le statuquo. Les sorties médiatiques toutes azimuts des figures bien placées au cœur des sphères privilégiées de la société ne nous laissent plus de doute sur l’origine de l’insécurité qui bat son plein au sein de la société.

Plus d’un pensent qu’une implication politique réelle de la jeunesse haïtienne s’avère être plus que jamais nécessaire aujourd’hui, comment concevez-vous donc cette catégorie qu’ils appellent la jeunesse haïtienne ?

Il n’a jamais été autant difficile de poser le problème du changement de la société qu’aujourd’hui. L’on n’est pas assez bien armé pour faire face au mode de société qui est en train de suivre aisément sa course aujourd’hui en Haïti. Les gardiens de ce type de société qui y a cours ont bien huilé le moteur de la reproduction du statu quo. Beaucoup d’actions apparemment militantes qui caractérisent les moments de grandes commotions sociales, ces derniers temps, sont pour la plupart prises dans les nasses de l’émotion, les nasses de reproduction de l’ordre social. L’élan de rupture et de dépassement qui doit provoquer le changement de la société est encore étouffé, écarté. D’Hannah Arendt à Alain Badiou, d’Erik Neveu à Philippe Braud, d’Axel Honneth à Fréderic Lordon, quasiment tous les penseurs qui réfléchissent sur l’émotion en politique montre que c’est un moment important qui doit donner lieu à un moment réflexif, plus froid et rationnel, marqué par le souci de faire face réellement à la réalité contre laquelle on lutte. Lorsque ce pas n’est pas franchi, l’on est condamné à remâcher les mêmes litanies de la colère, de la souffrance, à s’engluer dans l’éphémère, une routine mortifère.

Il y a certes la montée d’une certaine défiance prometteuse depuis l’année 2018 qui pourrait présager une certaine conscientisation politique. Mais celle-ci progresse très peu, elle reste souvent prisonnière de valeurs morales antinomiques à ce qu’est réellement la politique, comme elle est définie et exposée chez des philosophes comme Nicolas Machiavel. Depuis cette année, l’on continue à tourner en rond en refusant d’institutionnaliser la défiance qui a mobilisé une bonne partie de la population autour de l’exigence de reddition de compte sur la gestion du Fonds de Petrocaribe. L’on oublie de penser la politique en termes de rapport de force et du jeu d’intérêts entre les acteurs, l’on continue de mélanger la niaiserie et l’action militante, animée, le plus souvent, par le ressentiment, le désir de vouloir tirer sur tout ce qui bouge. L’on se complait à s’accuser mutuellement sans être en mesure d’établir des passerelles de rencontre pouvant donner lieu à la montée collective en généralité ou la possibilité d’aplanir les angles en vue de nous projeter collectivement comme fer de lance efficace pour la transformation de la société dans l’intérêt de la majorité de la population. Pendant ce temps, Quel que soit le niveau de notre conscience politique, l’on est pris main et pied par les mêmes chaines d’un ordre social ségrégatif, dominé par la corruption, le crime de toutes sortes : l’on ne cherche entretemps à fabriquer que de faux ennemis, de fausse inimitée, aux milieux des potentiels acteurs du changement, pour satisfaire des egos endoloris, l’on est plus enclin à la recherche de palmes que de s’engager dans le mouvement réel de rupture.

Tout ceci, en fait, c’est pour vous dire qu’il est difficile de penser le changement de la société avec le mot jeune. D’ailleurs, comme beaucoup l’on déjà montré, c’est un concept difficile à définir. Parazelli, par exemple, pense qu’être jeune est un passage à l’âge adulte dont le sens et les modalités sont associés au contexte social, historique et culturel d’une société donnée. Cette considération définitionnelle montre la complexité caractérisant toute tentative de penser à une définition de cette catégorie. C’est cela qui pousse Pierre Bourdieu à affirmer que la jeunesse n’est qu’un mot. Lorsqu’on dit jeune, l’on ne sait pas réellement si l’on doit se référer à la question de l’âge biologique et naturelle ou à une catégorie socio-historique. À cet effet, penser le changement de la société revient à se référer à des éléments plus faciles à comprendre, plus clairs à manier, des éléments sans équivoque permettant de bien se situer sur l’échiquier de lutte réelle pour le changement : d’où l’importance du mot projet en politique : quel projet charrie-t-on, quel engagement fait-on montre ? La notion de jeunesse fait partie des mots uniformisants, sans contenu réel, utilisés dans le camp politique en vue de semer de la confusion, du flou, et empêcher que des lignes de différenciations soient clairement définies en termes de projets et d’idées portées sur le devenir de la société. L’on doit en effet exiger que l’offre politique soit plus sérieuse, portée sur des projets, des carrières sociopolitiques clairement marquées par l’engagement, le patriotisme, le sens du bien commun, la maitrise des enjeux du monde contemporain à l’échelle régionale et mondiale.

Dès ses 17 ans, Anténor Firmin s’est engagé dans la politique et a marqué grandement sa génération, comment selon vous cet homme pourrait servir de modèle pour la jeunesse d’aujourd’hui ?

Anténor Firmin est un modèle de combattivité politique et intellectuelle. Il ne cherchait pas à se définir comme jeune, il se mettait au travail pour devenir un des plus importants intellectuels de la fin du 19e siècle. Pour défendre son pays, il s’alliait avec les plus belles figures intellectuelles et politiques du 19e, comme Edmond Paul ou Jean Pierre Boyer Bazelais, au sein du parti libéral qui a été un des plus beaux creusets de savoir et d’engagement politique que le pays a connu. L’on passe notre temps à caricaturer le parti libéral en le réduisant à un simple slogan : slogan également caricaturé. Ernst Bernardin, par exemple, montre que le projet de ce parti était plus profond que l’histoire que l’on en fait le plus souvent. Sa lecture s’oppose à celle faite par Sabine Manigat ou  Jean-Price Mars.  La compréhension de l’engagement de Firmin ne peut pas se passer de la compréhension de ce que c’était le Part libéral au sein duquel il a fait ses premières armes politiques. J’ai toujours cru dans la nécessité de consacrer de profondes études de la réalité politique de nos deux premiers partis, en évitant de les coller de manière paresseuse de simples slogans. La grandeur des intellectuels des personnalités ayant composé le parti libéral donne déjà une idée de l’esprit qui a animé ce projet. Par exemple, l’on ne dit pas que le slogan de ce parti, le pouvoir aux plus capables au service du plus grand nombre, correspondait aux idées saint-simonistes très en vogue durant cette époque. Ce parti a été clairement un parti de la gauche libérale voulant associer progrès économique à la redistribution sociale. L’insistance sur l’importance du parti libéral évoquée avec acuité ici, c’est juste pour montrer qu’il est plus sérieux de saisir la trajectoire de Firmin en mettant en évidence le lieu de son enracinement politique au lieu de se focaliser sur l’âge à partir duquel il s’engageait au sein de sa société.

Que peut-on dire de l’expérience politique de cette dernière décennie ?

Cette dernière décennie est la conséquence logique de la manière dont la politique est organisée au sein de la société. Depuis toujours, l’organisation politique est confisquée par des petits groupes d’entre soi, des clubs de jouisseurs, qui s’arrangent à faire du pays une véritable caisse noire à siphonner. Cette hubris de pillage a atteint son paroxysme avec le pouvoir de PHTK : la dilapidation du Fonds de petro caribe est l’exemple le plus cru de cette machine à piller qui a toujours caractérisé la vie politique en Haïti : il suffit de lire le travail colossal de Leslie Péan sur l’enracinement de la corruption dans les pratiques de gestion de la cité pour avoir une idée du poids de la corruption dans notre manière de nous raconter collectivement. L’accession de Joseph Michel Martelly au pouvoir en 2011 a poussé le pays dans un endroit presque irrécupérable, en termes de valeurs morales : on est en-deçà de l’hubris.  Avec Jovenel Moise au pouvoir le clou est enfoncé. Son arrivée au pouvoir a remué tout le bas-fond de la société, tout peut se permettre. Face à cette situation on a du mal à mobiliser les catégories de la raison en vue de scruter dans la nuit épaisse qui couvre la société les éclaircies d’un lendemain radieux.

Aujourd’hui le pays est plutôt plongé dans la moraline la plus expressive, il suffit de visiter les réseaux sociaux pour prendre la mesure de l’ampleur du dégât que cette politique opère sur les psychés : l’on y assiste à une guerre des egos, à la surreprésentation de soi, à l’érosion de soi, pour parler dans les termes de Christopher Lasch. L’on accorde très peu de place à la réflexion, l’on s’embourbe dans une dénonciation sans projet, l’on se complait dans l’invective à tout bout de champ soulageant certes l’âme meurtrie, mais qui ne pouvait rien inaugurer en termes de bonds vers le changement. Cette moraline ne permettra pas de s’organiser pour pouvoir répéter les prouesses que nos ancêtres ont inaugurées en 1971. Cette date est l’épicentre de toute action qui aurait réellement prétention d’aborder le changement de la société.  Les 6, 7, et 8 juillet 2018 avaient donné l’espoir de prendre ce chemin. Très vite après, les forces du statu quo récupèrent cet élan en poussant dans la rue des laquais du système qui ne peuvent rien à voir au changement réel de la société. Des laquais qui ont gagné leurs fortunes dans le jeu macabre et sordide qui a toujours caractérisé la vie au sein de la société. Ces dix dernières années ont rendu plus imperceptibles les possibilités réelles du changement : c’est dur de le dire, mais si l’on veut rester lucide l’on voit très clairement que toutes les conditions sont réunies pour que la société continue de se dévaler dans la voie de la routine. La voie de rupture n’est pas encore perceptible, elle est couverte d’épaisses couches de fumée réactionnaires éparpillées çà et là sous des couvertures trompeuses, même dans les interstices les plus prometteurs. Comme Achille Mbembe le soutient dans un autre contexte, l’on peut dire comme lui que : « La question du changement historique se pose à un moment où la colère, la rage et l’impatience ne cessent de monter, et avec elles l’hystérie, le désespoir et la tentation de démission, voire de fuite au loin. Bien que compréhensibles, ces affects empêchent de réfléchir froidement face à un monstre de plus en plus froid, cynique et déterminé. »

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