
Les temps modernes constituent une période importante dans l’histoire de l’humanité. En effet, les contractualistes en particulier Hobbes (1651) et Locke (1690) ont posé les fondements de l’État de droit durant cette époque. Avec Hobbes, l’individu se soumet à l’État (le Léviathan) qui détient une puissance souveraine, et lui transfère le pouvoir qu’il avait à l’état de nature sous peine de déchoir dans l’animalité. Toutefois, l’individu est mis à nu devant l’État, et ce dernier n’a aucune limite, d’où l’exercice d’une véritable répression sur l’individu. De son côté, Locke ajoute une autre mission à l’État à côté de la première qui a été déjà formulée par Hobbes [1]. Celle-ci consiste à protéger les droits des citoyens contre l’État. Dès lors, le droit prend effectivement sa place dans la modernité, d’où l’apparition du concept État de droit. Ainsi, la loi apparait comme un élément indispensable à l’État de droit. Elle définit les limites de l’État et celles des individus tout en proclamant la liberté et l’égalité de tous. Toujours dans ce même ordre d’idées, le professeur Jean Rivero fait le principe de légalité un élément fondamental de l’État de droit [2]. À côté de ce principe, il ajoute le rôle du juge que nous traduisons ici par le contrôle de l’application de la loi, d’où l’attribution du pouvoir judiciaire.
L’ancien secrétaire général des Nations Unies, M. Kofi Annan définit l’État de droit comme « un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrés de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs. » Tenant compte des arguments avancés par le professeur Rivero et la définition de M. Ban Ki Moon, pouvons-nous qualifier Haïti d’un État de droit ? Quant à présent, il est question de mettre en contact les caractéristiques de l’État de droit et la réalité sociale et juridico-politique haïtienne.
Le principe de légalité
Le principe de légalité traduit bien l’idée que généralement tout doit être régi par la loi dans un État de droit. En ce sens, la loi parait le guide, la boussole qui indique les actions de tous et chacun. Elle fixe les prérogatives accordées aux gouvernants et aux gouvernés ainsi que les limites de leurs actions. Pour le professeur Rivero, le principe de légalité signifie également que l’administration est tenue de respecter le droit. En Haïti, l’on constate une dérive de ce principe. Toujours est-il que les principes fixés par le décret du 20 juillet 2005 portant sur l’organisation de l’administration centrale ne soient pas respectés. En fait, l’administration haïtienne ne se soumet pas aux lois établies. Par exemple, l’article 132 qui interdit aux entreprises publiques de passer des contrats avec les membres de leur personnel et les conjoints de ces derniers, est souvent violé. Les citoyens ne participent presque ni dans les prises de décision ni dans la gestion de la chose publique. L’État haïtien ne peut offrir que quelques services publics et ceux-ci ne sont à la portée qu’une minorité de la population haïtienne.
Même les droits fondamentaux ne sont pas respectés en Haïti. En matière du non-respect des droits de l’homme, Haïti est champion de l’Amérique. L’accès au pain quotidien devient un luxe. Plus de 40 % de la population haïtienne est analphabète si l’on croit aux chiffres avancés (Évelyne Trouillot, 2013). Le taux de l’insécurité et celui du banditisme battent leur plein. Les zones de non droit ne cessent de s’accroitre dans le pays.
Égalité devant la loi
Le principe d’égalité devant la loi (isonomie) fut depuis en Athènes (modèle de démocratie directe par excellence). Ce principe est repris dans la déclaration universelle des droits de l’homme et dans les textes de loi des États modernes prônant la démocratie. En effet, selon ce principe, l’on tente de réduire les inégalités entre les sujets de droit. En Haïti, ce principe est inscrit dans la Constitution haïtienne du 29 mars 1987 amendée en 2011 notamment en son article 18. Cependant, il fait défaut dans son application. Une distinction est observable entre les citoyens. Si la Constitution accorde la plénitude de la jouissance et l’exercice des droits civils et politiques aux citoyens, cela est contraire dans la pratique. Certains citoyens jouissent tous leurs droits (civils et politiques) tandis que d’autres ne jouissent qu’une partie. Des individus qui se disent citoyens n’ont accès qu’au droit de vote. Une autre partie n’est disposée d’aucun de ces droits. De là, une classification peut être retenue. Dirait-on qu’il y a des citoyens complets, des semi-citoyens et des non citoyens.
Également, il existe de fortes disparités entre les gouvernants et les gouvernés devant la loi. En Haïti, semble-t-il que les lois sont faites seulement pour les gouvernés. Les gouvernants paraissent supérieurs aux lois. Par exemple, le vol est puni par la loi. Toutefois, cette loi a de fortes chances d’être appliquée sur un gouverné qu’un gouvernant. Les faits peuvent corroborer cela. Beaucoup d’haïtiens (gouvernés) sont incarcérés pour cause de vol, mais quel en est le nombre de gouvernants ? Le procès Petrocaribe est exigé depuis trois ans environ. De nombreuses manifestations ont eu lieu sur tout le territoire. Des victimes ont vu le jour, mais jusqu’à présent les dilapidateurs ne sont pas estés en justice voir de subir une peine. Au contraire, ces derniers font des pressions sur les citoyens afin de les faire taire. La justice devient une marchandise en Haïti. À tort ou à raison, tant que l’on est mieux positionné sur l’échelle sociale, l’on a accès à la justice.
Séparation des pouvoirs
Dans un État de droit, la séparation des pouvoirs est un élément indispensable. La théorie de la séparation des pouvoirs, élaborée par Montesquieu, exprime la garantie contre les abus et les dérives de la concentration du pouvoir. Pour cela, deux (2) autres pouvoirs vus également comme contre-pouvoirs (pouvoir législatif et pouvoir judiciaire) ont été créés. Le principe de la séparation des trois (3) pouvoirs est consacré par la Constitution haïtienne. Les articles 88 – 184.2 traitent les trois (3) pouvoirs de manière distincte. En effet, les rôles et les attributions de chacun des trois (3) pouvoirs sont définis par la loi. Mais en Haïti, il arrive que chacun de ces pouvoirs cherche à empiéter sur l’autre. Tel est le cas du pouvoir exécutif cherchant à avoir le contrôle du pouvoir législatif et celui du judiciaire. Quant au pouvoir législatif, il ne remplit pas vraiment son rôle. Les parlementaires cherchent plutôt à s’enrichir plutôt que d’exercer leur fonction. Le pouvoir judiciaire qui est un pouvoir indépendant selon la loi, est très dépendant dans la pratique. D’ailleurs, les chefs de l’État nomment et révoquent les commissaires du gouvernement comme bon leur semble. La justice qui est un outil indispensable à l’État de droit est décriée totalement.
En définitive, l’État de droit qui est un principe de gouvernance très en vogue dans le monde d’aujourd’hui fait défaut en Haïti. Dans toutes les couches sociales, à travers les rues, dans les discussions, ce concept est présent. Plus d’un gouvernement utilise ce concept pour faire de la propagande. Par contre, Haïti reste et demeure dans une situation très critique. L’État de droit n’arrive pas à être instauré en Haïti (Laënnec Hurbon, 2001). Ce qui fait qu’Haïti est loin d’être un État de droit.
Whitchler-Junior JEAN-PIERRE
Notes
1-Hobbes attribue à l’État la mission de protéger les citoyens les uns contre les autres. C’est-à-dire éviter que l’état de nature (la sauvagerie, la barbarie) refait surface.
2-Jean Rivero a été professeur à la faculté de droit de l’université de Paris.
Bibliographie
Constitution de la République d’Haiti de 1987 amendée le 9 mai 2011, (2012), Port-au-Prince, Haïti : les Éditions Fardin.
Hobbes, T. (1630). Le léviathan, Paris : Sirey, 1971.
Hurbon, L. 92001). Pour une sociologie d’Haïti au XXIème siècle. La démocratie introuvable. Paris, France : l’Harmattan.
Locke, J. (1690). Deux traités du gouvernement civil. Traduction française de David marcel à partir de la 5ème édition de Londres publiée en 1728.
Rivero, J. « L’État moderne peut-il être encore un État de droit ? », s.l.e.
Trouillot, É. (2013). « L’éducation en Haïti : inégalités économique et sociales et questions de genres. La femme dans l’enseignement supérieur » in Haïti et perspectives, Vol.2, No 3.