
La gestion des ressources naturelles reste une préoccupation majeure à travers le monde car leur dégradation fait de plus en plus peur. Pour parvenir à protéger certains écosystèmes, les experts sont venus avec la notion des aires protégées qui sont subdivisées en terrestre et marine. Selon Jacot (2009), les Aires Marines Protégées (AMP) sont un outil majeur proposé pour conserver les milieux marins et mieux gérer les ressources de la mer. C’est d’ailleurs dans ce contexte que le Parc National des trois Baies (PN3B) a été créé par un arrêté présidentiel publié le 11 décembre 2013. Mais depuis un certain moment le réchauffement climatique ajouté aux pressions anthropiques ne cessent d’aggraver la situation des écosystèmes marins et ceci même à travers les Aires marines protégées. Anolex RAPHAEL, professeur à l’UEH avait décidé à travers son mémoire de licence de jeter un regard sur la compréhension des acteurs du PN3B sur la gestion de l’aire marine protégée face aux enjeux des changements climatiques. Ainsi Le Firmin, dans le but de continuer à mettre en exergue des travaux de recherche déjà réalisés, lui a interviewé sur cette étude.
Le Firmin : Pouvez-vous nous dire qui est Anolex ?
Anolex Raphaël : Je suis Anolex RAPHAEL, originaire de Ouanaminthe (Nord-Est, Haïti). Je suis issu d’une famille de six enfants (3 filles et 3 garçons) dont je suis l’aîné. J’ai fait mes études primaires au Centre d’Éducation Chrétienne et mes études Secondaires à l’Institut la Sève et au Centre Pédagogique des Frères-Unis de Delmas. Je suis détenteur d’une Licence en Géographie, Environnement et Aménagement du Territoire au Campus Henry Christophe de l’Université d’État d’Haïti à Limonade (CHC-UEH-L) et d’un Master 2 en Appréhension des Changements Climatiques, Environnementaux et Sociétaux à l’Université Paris-Saclay. Actuellement, je travaille comme Professeur-Assistant attaché à la Direction de l’Institut Supérieur de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire du Campus (ISEAT-CHC-UEHL). Aussi, je suis Professeur des cours de Gestion des Risques et des Impacts Environnementaux et d’Aménagement du Territoire à l’Université Publique du Nord au Cap-Haïtien (UPNCH), de Changements Climatiques à l’Université Roi Henri Christophe (URHC) et de Tourisme et Aménagement du Territoire à Laferrière Université Joseph (LUJ). Je suis très passionné des questions environnementales, écologiques et climatiques, c’est pourquoi j’ai toujours nourri l’idée d’apporter ma contribution au processus de développement socioéconomique, éducatif et environnemental de mon pays.
Vous aviez travaillé sur le sujet suivant : « Analyse descriptive des points de vue des acteurs locaux dans la gestion du Parc National des Trois Baies face aux enjeux des changements climatiques », pourquoi aviez-vous choisi ce sujet ?
J’ai fait choix de ce sujet suite à une visite effectuée au « VILLAGE ALTERNATIBA » qui a eu lieu à Kenskoff en octobre 2016. Le Village Alternatiba est une activité qui se réalise à travers plusieurs pays dans le monde chaque année par des spécialistes et professionnels du monde agroécologique et environnemental en vue de lutter contre les changements climatiques. Après cette visite, je commence à comprendre que les changements climatiques constituent une menace cruciale à la survie des espèces animales et végétales de l’ensemble des États/Pays de la planète, notamment les Petits États Insulaires en Développement (PEID) parmi lesquels on trouve Haïti. Ainsi, tenant compte de ces enjeux sur les écosystèmes marins et côtiers, je me suis vite intéressé à faire une recherche sur le Parc National des Trois Baies – une aire marine protégée – qui, à l’époque, était fraichement instaurée dans cinq communes des départements du Nord et du Nord-Est du pays (Limonade, Caracol, Terrier-Rouge, Fort-Liberté et Ferrier) en vue de comprendre et d’analyser de manière descriptive le point de vue des acteurs locaux dans la gestion du Parc National des Trois Baies face aux enjeux des changements climatiques.
Quels étaient les objectifs de votre travail ?
L’objectif de ce travail était de porter un regard particulier sur la gestion des aires protégées en Haïti, spécialement le Parc National des Trois Baies. Son objectif principal était d’analyser la gestion du PN3B face aux enjeux des changements climatiques. Pour atteindre cet objectif, il était question d’analyser les impacts que pose le phénomène des changements climatiques dans les aires du PN3B ; de décrire et d’analyser le degré d’implication de l’ensemble des parties prenantes – OCBs, société civile et autorités locales – dans la gestion intégrée du Parc ; et enfin de recommander et/ou de proposer des solutions concrètes relatives à la gestion intégrée du Parc.
Quelle méthode aviez-vous utilisé ?
On se rappelle que, dans le cadre de cette recherche, il était question ici de jeter un regard sur la gestion du Parc National des Trois Baies face aux enjeux des changements climatiques. Dans ce cas, cette étude s’inscrit dans une démarche purement qualitative dans la mesure où elle permet non seulement de gagner en profondeur dans l’analyse de l’objet d’étude mais aussi de privilégier le point de vue des acteurs sociaux dans l’appréhension des réalités sociales (Mayer et al., 2000). Tout ceci pourrait, dans une certaine mesure, permettre de mieux expliquer le rôle des acteurs territoriaux qui agissent dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques en vue d’accéder à une gestion intégrée du Parc National des Trois Baies.
Quelles sont les techniques de recherches aviez-vous utilisé et pourquoi ?
Pour mener cette étude, des entretiens de groupe (focus group) étaient réalisés sur chacune des neuf (9) zones stratégiques du Parc – Bord de mer de Limonade, Madras, Centre-Ville de Caracol, Jacquesyl ou Glaudine, Garde-Saline, Phaéton, Fort-Saint-Joseph (Fort-Liberté), Dérac et Meillac. Il s’agit d’entrevues semi-structurées qui comportaient des questions ouvertes et/ou semi-ouvertes. Et lors de la réalisation de ces entrevues, les intervenants avaient répondu aux questions de façon individuelle afin de déterminer la conception de chaque membre des groupes d’acteurs qui participaient à l’entrevue. Ainsi, nous avions adopté, en tant qu’intervieweur une attitude de semi-directive dans la mesure où il est mis en place un ensemble de conditions qui favorisent chez les répondants, l’expression de leur pensée, tout en veillant à ce qu’ils ne s’écartent pas trop des thèmes abordés (Mayer et al., 2000). Aussi, des recherches documentaires ainsi que des observations effectuées sur toute l’aire du Parc faisaient partie des techniques utilisées dans le cadre de cette recherche.
Comment a été votre expérience sur le terrain ?
Les travaux de terrain n’ont pas été faciles. Je devrais collecter des données auprès de trente Organisations Communautaires de Base (OCBs), les autorités locales (Maires, CASEC et ASEC) ainsi que des membres de la société civile (pêcheurs, charbonniers, etc.) sur toute l’aire du Parc, du Bord de Mer de Limonade jusqu’aux Lagons aux Bœufs. Dans ce cas, j’étais obligé de faire un pré-entretien avec toutes les parties prenantes afin de trouver un lieu, une date et une heure de rendez-vous favorables à tout le monde. Lors des entrevues de groupe, j’avais rencontré pas mal de difficultés avec les participants qui, dans la plupart des cas, étaient toujours en désaccords par rapport aux questions relatives à la gestion du Parc. Les autorités locales ont fait savoir que le Parc est bien géré et que sa gestion prend en compte les enjeux liés aux changements climatiques alors que les représentants des OCBs ainsi que les membres de la société civile ont relaté que rien n’a été fait sur toute l’aire du PN3B en termes de gestion rationnelle et intégrée.
Que pouvez-vous nous dire du PN3B en tant qu’aire marine protégée ?
Le Parc National des Trois Baies, selon l’article premier de l’arrêté du 11 décembre 2013, est une aire marine protégée qui comprend la baie de Limonade, la baie de Caracol, la baie de Fort-Liberté et les Lagons aux Bœufs. Ce même arrêté divise la zone d’influence du PN3B en trois zones : 1. une centrale localisée dans les limites des eaux territoriales de vingt-trois mille huit cent soixante-deux hectares (23 862 ha), où toute forme d’exploitation est interdite ; 2. une zone tampon de vingt et un mille cent quatre-vingt-six hectares (21 186 ha), où l’exploitation libre des ressources est sujette aux restrictions en vigueur ; 3. une zone de transition de soixante-dix-sept mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit hectares (77 498 ha), où l’exploitation des ressources disponibles est permise avec l’autorisation préalable du Ministère de l’Environnement. Selon l’inventaire écologique de TNC (2016), le PN3B dispose dans son ensemble plus de deux cent soixante-dix (270) espèces de poissons distinctes y compris une espèce endémique de la famille des Serranidés (Hypoplectrus) que l’on ne trouve que dans la Baie de Fort-Liberté (TNC, 2016). En plus, il comporte près de quatre-vingt-quinze (95) espèces d’oiseaux, quatre (4) espèces d’amphibiens et onze (11) espèces de reptiles. En ce qui a trait aux écosystèmes des eaux marines peu profondes, cent trois (103) espèces benthiques, cent quarante-neuf (49) espèces d’éponges, cinquante et une (51) espèces de coraux durs, quarante-trois (43) espèces d’octocoralliaires ainsi que vingt et une (21) espèces d’échinodermes ont été recensées (TNC, 2016). Tout ceci prouve que le Parc National des Trois Baies est un espace extrêmement riche en termes de potentialités écologiques.
En quoi les changements climatiques présentent-ils un risque pour le PN3B ?
Les résultats de cette étude montrent que les enjeux des changements climatiques ont grandement influencé la gestion intégrée du PN3B. Les pressions anthropogéniques y sont très présentes. Sur tout le PN3B, les pratiques de pêches utilisées sont très archaïques. Les changements climatiques ont eu de grands impacts sur la production agricole : les terres deviennent de moins en moins fertiles à cause de l’intensification des périodes de sécheresse. Selon la plupart des répondants interviewés, les changements climatiques sont bel et bien constatés au niveau du Parc par des modifications qui se font au niveau de la pluviométrie de la zone. Selon eux, les saisons sont devenues déréglées et certaines espèces animales et végétales – poissons, tortues de mer, flamants roses – disparaissent de jour en jour.
Quels sont les acteurs qui interviennent dans le PN3B ?
Plusieurs groupes d’acteurs interviennent dans l’aire du Parc National des Trois Baies et sont présentés comme suit :
- Les Représentants de l’Agence Nationale des Aires Protégées (ANAP) et ceux du Ministère de l’Environnement (MDE) ;
- Les autorités locales (Maires, CASEC, ASEC) des cinq (5) communes touchées par le Parc (Limonade, Caracol, Terrier-Rouge, Fort-Liberté et Ferrier) ;
- Près d’une centaine d’Organisations Communaitaires de Base (OCBs) et d’Associations de pêcheurs ;
- Des Organisations Non-Gouvernementales (FoProBiM, Village Planète, Agro Action Allemande, etc.).
- Des personnes de la société civile et/ou de la population locale (pêcheurs, charbonniers, cultivateurs, etc.).
Est-ce que tous les groupes d’acteurs comprennent très bien les enjeux des changements climatiques sur le PN3B ?
selon les données recueillies auprès des acteurs sur le terrain, toutes les communes, sections communales et localités faisant partie du PN3B sont en train de subir les effets négatifs que pose le phénomène des changements climatiques. Selon la totalité des acteurs (64 répondants sur 64, soit 100 %) des différentes entrevues de groupe, beaucoup de changements ont été observés au niveau du climat ces dernières années. D’après les données recueillies, ils ont déclaré qu’ils constatent depuis un bon bout de temps que les saisons sont très déréglées. Bon nombre de paysans attendent la pluie pour pouvoir cultiver la terre alors que la pluie ne vient pas au moment voulu. Les saisons pluvieuses deviennent de plus en plus rares et lorsqu’une période de pluies frappe une zone du Parc, son intensité est tellement élevée qu’elle détruit le jardin des paysans, emporte leurs bétails, inonde leurs maisons, etc.
En quoi votre sujet peut-il aider à une gestion intégrée du PN3B ?
Cette étude a permis de mieux saisir les difficultés que confrontent les aires marines protégées du pays (Haïti) par rapport aux enjeux que pose le phénomène des changements climatiques. Il nous a permis également de savoir le mode d’exploitation de ressources marines et côtières qui sont présentes au niveau du Parc National des Trois Baies. Ainsi, pour essayer de résoudre les problèmes que posent ces changements au niveau du Parc, ce travail propose un ensemble de recommandations qui pourrait aider à sa gestion rationnelle et intégrée. Les plus importantes de ces dernières sont de : 1. impliquer l’ensemble des parties prenantes évoluant dans l’aire du PN3B dans l’application des politiques et/ou plans de gestion visant à minimiser les impacts que peuvent avoir les changements climatiques sur la gestion rationnelle et intégrée de celui-ci ; 2. prioriser sur tout le PN3B une méthode de pêche dans laquelle les matériels archaïques – sennes et nasses à mailles réduites, canots à voile, etc., seront mis à l’écart en vue d’empêcher la capture des petits poissons juvéniles ; 3. encadrer les Organisations Communautaires de la zone dont la mission est de faciliter une bonne gestion de la mer et des littoraux du PN3B ; 4. les autorités étatiques doivent implanter dans toutes les communes, sections-communales et quartiers du PN3B un ensemble de projets visant à offrir aux populations les plus défavorisées d’autres activités alternatives en vue de réduire les pressions qu’effectuent ces dernières dans ces zones ; 5. des séances de sensibilisation doivent s’effectuer auprès des populations du Parc en vue de les aider à comprendre que les changements climatiques constituent un problème majeur pour Haïti et que leurs conséquences seront néfastes pour les personnes qui abritent les régions côtières du pays ; 6. élaborer une politique de gestion intégrée dans chacune des zones (communes, sections communales, quartiers ou autres) du PN3B qui s’accentuera sur la création d’un site de décharges respectant les normes (conditions) hygiéniques, sanitaires et environnementales.
Si vous deviez donner un conseil aux étudiants en Aménagement ce serait quoi ?
Je dirais au étudiants de l’Institut Supérieur de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire du Campus Henry Christophe de l’Université d’État d’Haïti à Limonade de mettre leur compétence au profit du pays. D’ailleurs, depuis plusieurs décennies, notre pays (Haïti) souffre d’un manque de cadres qualifiés à tous les niveaux de l’enseignement supérieur, de l’administration publique et du secteur privé. Cela explique en partie les difficultés de concevoir et d’appliquer les politiques publiques pouvant combler les faiblesses de l’État et du secteur privé dans les domaines de l’aménagement du territoire, la planification urbaine, la gestion intégrée de l’environnement et des ressources naturelles, la réduction de la pauvreté au sein de la paysannerie ainsi que la création d’une société résiliente, équitable et capable de s’adapter aux changements climatiques. Ainsi, en mettant en pratique tous ces conseils et suggestions, ils pourront bien contribuer au processus de développement intégral et durable d’Haïti.
Propos recueillis par Roll Emille Ludwill
- BANQUE INTERAMERICAINE DE DEVELOPPEMENT (BID), Inventaire écologique de référence pour le Parc National des Trois Baies en Haïti, The Nature Conservancy (TNC), 2016.
- Maya Brennan Jacot, Les aires marines protégées comme outils de conservation de la biodiversité marine : application de critères de sélection et considération de la pertinence des critères adoptés dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique, Université de Sherbrooke, Quebec, 2009.
- MAYER Robert et al., Méthode de recherche en intervention sociale, Editeur Morin Gaëtan, Montréal, 2000.
- MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT (MDE) – AGENCE NATIONALE DES AIRES PROTÉGÉES (ANAP), The Protected Area of Managed Natural Resources of the Three Bays (PA3B), MDE – ANAP, 2017.
Bon travail messieurs!